Un continent à la mer ! de Ayayi Togoata Apedo-Amah

Un continent à la mer ! de Ayayi Togoata Apedo-Amah

Par Tony Feda, note de lecture parue dans le quotidien togolais L’Union, du 07 Août 2012.
La didascalie pose une situation de naufragés en détresse sur
« Un vaste radeau, en fait un morceau de coque d’un vieux rafiot qui vient de couler avec sa cargaison de mille trois soixante et un immigrés en route vers l’Eldorado européen. Sur le radeau sept corps inanimés. »
Quoi de plus pour vivre l’enfer ?
Dans sa première pièce de théâtre, « Un continent à la mer ! », l’universitaire Togoata Apedo-Amah met en scène cette atmosphère chaotique voire apocalyptique de l’Afrique en mettant en situation sept personnages de même origine territoriale, mais d’ethnies et de classes sociales différentes.
On y retrouve d’une part deux barons d’un régime dictatorial (un ex-colonel et ex-ministre, un ex-dignitaire et sa femme), la classe des dominants et des nouveaux riches, pilleurs invétérés des ressources de leur pays. Puis, d’autre part, un instituteur, sa femme et leur nouveau-né, et une prostituée qui forment cette classe des pauvres, des dominés, des humiliés de la vie : le peuple. A l’horizon, rien si ce n’est l’immense étendue d’eau. Aucune échappatoire si ce n’est une mort certaine.
Les personnages du drame sont livrés à eux-mêmes ; les deux classes tantôt hostiles, tantôt interdépendantes, s’accusent mais semblent inséparables, liés par le destin sur la frêle embarcation qui les conduit tout droit à la mort. Devant une mort qui semble inéluctable restent les confessions de chacun pour soulager au moins une conscience chargée ou pour se justifier du rôle joué dans la vie. Sans conteste, par analogie, Apedo-Amah revisite la pièce Huis Clos de Jean-Paul Sartre en plantant en pleine mer l’enfer d’une Afrique au bord du chaos. Si dans la pièce de Sartre, les trois personnages se retrouvent en enfer après leur mort, ici les sept personnages sont destinés à la mort. Chez l’auteur de La Nausée, les hommes sont enfermés dans une chambre sans aucune issue, un parfait huis clos ; chez Apedo-Amah, la mer est sans issue pour les naufragés. Les signes eschatologiques d’une société vouée à l’autodestruction sont bien mis en évidence, les responsables tout désignés : la soldatesque et les politiciens tarés. L’universitaire Apedo-Amah livre un réquisitoire sans concession sur « le fiasco douloureux » de
« L’Afrique des soldats et des politicards« , des « colonels sac-au-dos« , des « despotes à la con » qui ont « détruit jusqu’aux valeurs les plus chères qui ont fondé nos civilisations et nos cultures« .
Ce radeau qui se noie, c’est aussi l’immigration africaine qu’il critique vertement, surtout l’immigration clandestine, ce voyage à tout prix qui voue les acteurs à la destruction certaine.
Le thème de l’immigration est beaucoup abordé par de nombreux dramaturges africains, surtout togolais, qu’on pourrait croire que l’auteur allait tomber dans le déjà dit et déjà pensé. Ecueil vite évité par l’auteur avec beaucoup d’adresse en donnant d’ailleurs par la richesse des dialogues une virginité à cette thématique. L’allégorie de l’enfer exprime non seulement l’absence d’espoir (mort du nouveau-né), mais découvre également la culpabilité de ses habitants, forcément tous coupables de s’y retrouver. Les dirigeants sont aussi coupables que les peuples- un peu moins tout de même. C’était même admirable dans la pièce qu’aucune ethnie n’est mise à l’index, les monstres et les victimes étant de toutes les ethnies. D’où cette absence de manichéisme dans la pensée de l’auteur, un peu en déphasage avec la pensée binaire qui domine l’actualité togolaise.
Par exemple, l’ex-colonel et ex-ministre, un monstre génocidaire, cupide et avide de pouvoir, qui sacrifie un bébé pour éliminer un rival de la course, est aussi coupable que l’instituteur carriériste qui se refuse, par poltronnerie et lâcheté, à se révolter contre les traitements réservés à ses collègues par l’establishment. De même ceux qui partent pour l’Eldorado occidental sont responsables, ne serait-ce que du délit de fuite que ceux qui végètent sur place sans tenter de changer quoi que ce soit à la situation.
Une première œuvre, une main de maître
« Un continent à la mer ! » est une œuvre d’une grande richesse, assez intéressante à certains points de vue. La pièce est écrite dans un français simple, limpide et châtié par endroits ; le style emprunte beaucoup à une scatologie savoureuse. Il a peut-être à voir avec le vocabulaire des rebonds enflammés de l’auteur dans les journaux de la place, mais très peu en comparaison de ces imprécations. Son impertinence est adorable. Les dialogues sont délicieux, d’une richesse linguistique inouïe. On ne peut lire cependant « Un continent à la mer ! » sans explorer l’histoire personnelle de l’auteur, universitaire, militant politique et activiste des droits de l’homme, un personnage très déçu du combat politique qui arbore des dreadlocks depuis quelques années, signe d’un intellectuel demeuré rebelle à toutes formes d’asservissements. La pièce est terminée en novembre 2004. Apedo-Amah a déjà quitté le Comité d’Action pour le Renouveau (CAR), parti politique, après avoir publié un brûlot sur la responsabilité partagée de son parti dans l’absence d’alternance démocratique au Togo. Il se laisse pousser des dreadlocks. En 2004, il était secrétaire général de la Ligue Togolaise des droits de l’homme. L’homme a dès lors une autre analyse beaucoup plus contrastée de la situation dramatique de l’Afrique. Il s’agit d’une grande évolution chez l’auteur. On connaît l’universitaire au discours enflammé et impertinent, on vient de découvre un très bon auteur de théâtre. Sa carrière en sera lancée quand cette pièce sera au théâtre !
S’il pointe d’un doigt accusateur les pouvoirs militaro-civils, les affairistes « blancs » et »libanais », il met également en cause le peuple qui est resté les bras croisés sans se défendre. Un de ces personnages pestiférés ne disait-il pas,
« On peut être condamné à mort mais pas à vivre. Pour une fois, je suis d’accord avec Sika : personne n’est condamné à fuir. Nous, les élites qui avons trahi, notre médiocrité n’a été possible que parce qu’elle a trouvé un terreau fertile à travers la résignation et la démission généralisées« ?
Aux Africains Apedo-Amah dit tout simplement : battez-vous ! Ce sera un vrai délice de voir cette pièce au théâtre.

P.S. Togoata Apedo-Amah, un continent à la mer, théâtre, éditions Awoudy, 2012. Prix: 3000F CFA

A propos filfrancophones

Festival International de Littératures Francophones
Cet article a été publié dans Théâtre. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire